daniel expert wrote :
ne plus comprendre les conséquences de nos actes est le propre de notre société
En tant que libéraux, nous nous battons pour la liberté. Mais nous ne devons pas nous méprendre sur ce qu’est la liberté : elle n’abolit aucunement les devoirs, et si elle n’impose que d’assumer la responsabilité de nos actes, elle n’est pas supérieure au devoir qui est le nôtre de pratiquer la vertu et de connaître le souverain bien.
Par Aurélien Biteau
La Chute d'Icare (Peter Bruegel l'Ancien, détail, image libre de droits)Combien de fois faudra-t-il que libéraux et libertariens se trompent eux-mêmes dans leur doctrine, lorsqu’ils confondent presque sans cesse la liberté, le droit et la morale ? Combien de fois faudra-t-il entendre dire qu’un tel est libre de faire tout ce qui lui plaît tant qu’il respecte le droit naturel, et que par conséquent, tout ce qu’il fait dans ce cadre ne regarde que lui ? Tel homme respecte le droit naturel, n’agresse point son prochain, mais fait le mal : et bien soit, mais cela ne nous regarderait pas.
L’individu est certes libre, et ses premiers devoirs moraux sont à l’égard d’autrui qu’il se doit de respecter, particulièrement dans le droit. Mais ce respect n’est pas l’intégralité de ses devoirs, c’en est au mieux la partie sociale, encore qu’en vérité, comme nous allons le voir, tout devoir moral est nécessairement, en partie, social.
Pour les libéraux, la chose est entendue : l’individu doit être respecté dans sa liberté, ce qui signifie qu’il peut faire tout ce qui est en son pouvoir dans la limite du droit naturel. Mais pour beaucoup d’entre eux, la conclusion va souvent bien plus loin : ce que l’individu fait de sa liberté ne regarde personne d’autre que lui.
Voilà des libéraux imprudents qui tendent le bâton pour se faire battre, et on ne s’étonnera pas que le libéralisme soit accusé de rechercher une espèce de neutralité à l’égard de la morale, un relativisme mettant sur le même pied d’égalité tous les actes et toutes les valeurs des hommes, voire purement et simplement un amoralisme généralisé.
À cette critique, on voit répondre les libéraux, avec leur arrogance malheureusement caractérisée, qu’il ne s’agit-là que d’hommes de paille ridicules et qu’il ne faut rien avoir compris du libéralisme pour prétendre que celui-ci est relativiste et amoral : de fait on y promeut le respect de l’individu, et on soutient comme devoir moral de l’individu de respecter autrui dans ses droits naturels. Il y a donc bien de la morale dans le libéralisme, et un absolu respect nécessaire de l’individu qui doit couper court aux accusations de relativisme.
Mais le problème moral des libéraux n’est pas là. Il y a effectivement une base irrémédiablement morale et absolue dans la philosophie libérale. Toutefois pour beaucoup trop de libéraux et de libertariens, cette base représente l’intégralité du devoir moral : elle y commence et elle s’y arrête. Mon seul devoir en tant qu’individu, c’est de respecter autrui dans ses droits. Par conséquent, ce qu’autrui fait de sa liberté ne me regarde pas, et ce que je fais de ma liberté ne regarde pas les autres.
Dire que cela ne regarde pas les autres, c’est dire que ce que je fais, toujours dans le respect du droit, ne doit pas occuper autrui, ou bien que s’il le fait, s’il porte un jugement sur mon action, ce jugement n’a d’autre valeur que d’être une opinion personnelle, une expression libre de paroles, mais des paroles que je ne dois entendre que si j’en ai envie.
Inversement, si ce que fait autrui ne me regarde pas, la position que je dois m’efforcer de prendre, c’est de me taire quant à ce qu’il fait, car il est libre et jouit pleinement de sa liberté. Juger et parler est certes ma propre liberté, mais elle ne doit rien valoir lorsque mes jugements et mes paroles croisent l’action libre d’autrui.
Voilà le fruit pourri de cette compréhension maladroite et excessive du libéralisme : la parole, la capacité de juger et le devoir moral y sont dévalorisés complètement, vidés de leur souffle, ils ne valent presque plus que comme des phénomènes physiques, ce qui va jusqu’à faire dire à certains qu’il n’existe aucun devoir moral qui ne soit pas relatif aux perceptions de l’individu.
C’est un peu comme considérer que parce que les opinions sont multiples et contradictoires, il n’y a rien de tel que la vérité, si ce n’est la vérité de l’acte physique d’exprimer une opinion.
Dans ces excès qu’on voit répandus parmi les jeunes libéraux, la morale se réduit à une espèce de physique morale, son objectivité n’est que dans l’action physique produite par la volonté morale de l’individu. Le bien et le mal ne sont plus rien ou bien sont tout : le mal est la coercition qui empêche la physique morale d’exister, et le bien se trouve lui élargi à toutes les actions réalisées dans le cadre du droit. Tout ou presque est un bien, et il n’y a qu’un seul mal : priver l’individu de ses libertés.
C’est cette position qui est très justement accusée d’être relativiste, et pour cause, elle l’est.
Cependant elle est fausse, et plus que fausse, elle est gravement dangereuse. Non, la morale ne se réduit pas à considérer comme un bien tout ce qui émane de la liberté, et comme le mal tout ce qui empêche la liberté.
Si tout ce qui est réalisé dans la liberté est un bien, alors la liberté est ce qui produit tout le bien. Or si la liberté est ce qui peut produire tout le bien, elle est nécessairement le plus grand des biens, puisqu’elle est le bien qui, quand on le possède, produit tous les autres biens. Par conséquent, la liberté est le bien suprême, le plus grand des biens, le bien qui est au-dessus de tous les autres.
Or si la liberté était véritablement le souverain bien, ceci signifierait que l’homme ayant acquis la liberté jouit toujours du bien, et ne peut plus subir le mal d’aucune façon. Est-ce la vérité ? L’homme libre a-t-il atteint la béatitude du simple fait qu’il est libre ? Évidemment que non. Par conséquent, il est nécessaire de l’admettre : la liberté n’est pas le souverain bien, et tout ce qui sort de la liberté n’est pas nécessairement un bien.
À vrai dire, si la liberté était le souverain bien, elle serait la fin dernière de l’homme : or l’homme cherche la liberté pour accomplir des choses et trouver son bien. S’il veut la liberté, c’est précisément pour pouvoir acquérir le bien, et il ne considère pas, étant libre, que le bien lui est acquis.
Il est donc nécessaire d’admettre que c’est la liberté qui est subordonnée à la morale, et non pas la morale qui est subordonnée à la liberté. On n’est pas libre pour réaliser toutes ses volontés : on est libre pour atteindre sa fin dernière, qui est le souverain bien, capable de procurer le bonheur, de nous faire atteindre la béatitude. L’homme n’use jamais de sa liberté pour autre chose que son bonheur et sa satisfaction, parce qu’il n’agit en définitive que pour se procurer le souverain bien.
Je ne veux faire, dans cet article, qu’une restauration de la question morale dans la réflexion libérale, et je ne traiterai donc pas la question de ce que peut être le souverain bien et aussi le mal. Ce que j’espère faire ici, c’est remettre les choses dans l’ordre, et que cet énoncé capital reste la phrase centrale de mon article : ce n’est pas la morale qui est subordonnée à la liberté, c’est la liberté qui est subordonnée à la morale.
Pouvons-nous donc encore dire que ce que fait autrui dans sa liberté ne nous regarde pas ? Évidemment que non. Il est très clair que ce que fait autrui regarde tout le monde. Ceci ne signifie pas qu’il faille plonger dans l’intimité de chacun et espionner et contrôler ses voisins. Ceci signifie qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes tous concernés par la vertu et la morale, et il est nécessaire que nos actions d’êtres humains soient jugées – abstraitement, pas concrètement – dans le cadre d’une réflexion morale.
La morale n’est absolument pas une question individuelle. Elle est une question universelle, dans la mesure où tous les hommes sont concernés identiquement par cette question. Tous les hommes recherchent le bonheur absolu, et ils agissent tous pour trouver le bonheur. Cause de quoi ils sont absolument tous concernés par la question du souverain bien : la morale n’est pas question de choix. On ne peut fuir la question morale ou la réduire à une position bêtement individualiste qu’en se mentant à soi-même ou en reniant sa condition d’homme.
Le libéralisme ne vaudra jamais rien s’il se vautre comme un adolescent dans un ridicule nihilisme par la faute d’un réductionnisme généralisé à la méthode individualiste.
Or ce qu’il est capital de comprendre, et c’est ce que nous enseignaient Aristote et Saint Thomas d’Aquin, c’est que la société est toute entière concernée par la question morale – et par là seront balayés Ayn Rand et sa morale égoïste et nihiliste. En effet, à de rares exceptions près, les hommes ne sont pas des saints, et la vertu se pratique dans les habitudes. Savoir quel est son bien, savoir ce qui est vertueux est une chose. Acquérir ce bien, pratiquer la vertu en est une autre. Or on ne peut faire le bien sans être bon, et on ne peut être bon sans prendre, dans le temps, l’habitude de faire le bien.
Par voie de conséquence, l’exemple de la vertu est fondamental dans la société, et les libéraux ne devraient jamais oublier que l’homme est sociable non pas du fruit de sa volonté, mais parce que la société est sa condition naturelle : la société nous est profitable parce que nous jouissons de l’exemple de la vertu qu’y pratiquent les hommes bons.
Si l’enfant est naturellement sous l’autorité de ses parents, c’est pour que ceux-ci l’éduquent aussi bien intellectuellement que moralement, et qu’ils lui montrent l’exemple. Pourquoi les libéraux s’attacheraient-ils à défendre l’autorité parentale sur les enfants si c’est pour qu’une fois adultes ceux-ci s’abandonnent à tous leurs désirs et à toutes leurs volontés ? Après tout, si les hommes naissent réellement libres et égaux, que la liberté produit toujours le bien, et que sans autorité les enfants s’adonnent déjà à tous leurs désirs, autant les traiter comme des individus comme les autres ! Mais on ne va pas contre sa nature d’homme, et il doit apparaître évident que la famille est l’unité sociale la plus irréductible, et non pas l’individu, puisque nous rejetons tous ces propositions.
Il est donc évident que la morale n’est pas réduite à l’échelle individuelle, qu’elle a un caractère éminemment social, et que si la liberté est la condition nécessaire de la pratique morale, celle-ci n’en reste pas moins absolument nécessaire à la société, dans la mesure où les hommes bons montrent naturellement, et comme malgré eux, le bon exemple de la vertu, et que tous les hommes jouissent de cet exemple. Si l’on pratique la vertu, ce n’est jamais tout à fait seulement pour soi. Inversement, pratiquer le vice, être mauvais, montrer l’exemple du mal est, pour la société et pour chacune des personnes qui la compose, un véritable mal. Et comment espérer que des hommes mauvais puissent être bon dans la morale élémentaire du libéralisme, celle qui réclame le respect de chacun ?
On ne fait pas une société avec de la volonté et des désirs seulement, et il est absolument vrai que c’est le nihilisme qui la dissout, c’est-à-dire la négation du bien et du mal, et que si l’homme vient à perdre la société, il perd non seulement toute chance d’acquérir le souverain bien, mais encore tous les biens secondaires qu’il pouvait espérer obtenir.
En tant qu’hommes nous sommes libres de faire des choix. Mais ceci ne signifie pas que nous n’avons pas de devoir, ceci signifie tout le contraire : inversement aux animaux qui font spontanément tout pour leur bien, l’homme doit acquérir la connaissance du bien et pratiquer la vertu pour l’acquérir. La liberté est une charge et pas autre chose. Elle est absolument nécessaire à l’homme, aussi bien en tant que personne qu’individu civil, mais elle n’est pas sa fin dernière, elle est le commencement de sa vie morale.
En tant que libéraux, nous nous battons pour la liberté. Mais nous ne devons pas nous méprendre sur ce qu’est la liberté : elle n’abolit aucunement les devoirs, et si elle n’impose que d’assumer la responsabilité de nos actes, elle n’est pas supérieure au devoir qui est le nôtre de pratiquer la vertu et de connaître le souverain bien. Au contraire la liberté n’existe que pour la pratique de la vertu, et si nous nous réduisons à l’état d’animal dans une liberté individuelle bridée seulement par la liberté d’autrui, nous ne trouverons aucun bien car à la différence des animaux, notre instinct n’est pas affûté pour le bien.
N’oublions pas : c’est la liberté qui est subordonnée à la morale. Et qu’on ne se méprenne pas : ceci ne signifie pas que la liberté s’arrête quand commence la morale, au contraire. Ceci signifie que la liberté est la condition de la vie morale, elle est son commencement, et n’a de valeur que pour elle.
Ce que fait autrui de sa liberté ne nous regarde pas ? Au contraire, en tant qu’hommes, cela nous regarde infiniment !
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