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[citation]Entretien avec Ben Lagren : « Les free doivent redevenir politiques ! »
Membre du sound-system parisien La Horde Pershitude, Ben Lagren est un activiste tekno, un vrai. Un temps, il a fait partie de ceux qui se rendaient régulièrement au ministère de l’Intérieur et s’est retrouvé plongé dans ce cycle sans fin de négociations entre représentants du mouvement des free-parties et ceux des autorités. Il en a ensuite fait son deuil, finalement convaincu que ces discussions ne déboucheraient sur rien, sinon la mort du mouvement.
Sans cesse sur la brèche, Ben Lagren fait surtout partie de ceux qui estiment que les free-parties sont aussi (ou d’abord) politiques. Pas seulement limitées à la danse et à la musique, les racines de ces rassemblements plongent dans l’autonomie, le refus du système marchand, la foi dans le partage, la contestation et l’autogestion. Entretien [3].
Comment les négociations avec les autorités ont-elles commencé ?
Tout débute en août 2002, avec le teknival illégal du col de l’Arche, dans les Alpes. Celui-ci rassemble 20 000 personnes et ridiculise un État qui avait tout fait pour empêcher sa tenue. Ça a été un joli coup de pression. Lequel a donné le coup d’envoi des négociations, après le vote du très liberticide amendement Mariani-Vaillant de 2001 soumettant notamment à autorisation préalable l’organisation de free-parties [4]. Ont suivi les premières réceptions au ministère et la constitution d’une première équipe - dont je ne faisais pas partie - chargée de négocier au nom des sons avec les autorités. À la base, le deal était simple, marqué de la volonté du pouvoir que cessent les teknivals illégaux, rassemblements si gigantesques qu’il ne pouvait les contrôler : les sound-systems acceptaient d’organiser leurs quelques teknivals annuels en concertation avec l’État et ce dernier, en échange, s’engageait à faciliter, le reste du temps, l’organisation de petites free-parties.
Nous - je dis "nous", car j’ai participé aux négociations de 2004 à 2007 - avons donc joué le jeu et tenté d’organiser des teknivals légaux. On y croyait, on pensait vraiment qu’il fallait négocier avec sérieux, montrer notre bonne volonté. Ça a été une très grave erreur, même si nous étions sans doute obligés d’en passer par là. Au final, nous nous sommes fait promener dans les grandes largeurs. Logique : les négociateurs du ministère connaissent très bien ce petit jeu, tirent parfaitement les ficelles et s’y entendent à te faire croire qu’ils vont t’écouter, que les choses peuvent changer grâce à toi. Alors que non.
Vous perdiez des deux côtés, c’est ça ? Face, les teknivals organisés en partenariat avec l’État devenaient ingérables, parce que trop gigantesques et encadrés ; pile, les petites free-parties n’étaient pas pour autant autorisées par les autorités le reste de l’année…
Exactement. Et on s’est aussi rendu compte qu’on rentrait dans l’institutionnel et que les sons s’accommodaient très bien de l’État. Surtout, il n’y avait plus de place pour l’autogestion. Pour une bonne raison : l’autonomie à 50 000, ce n’est pas possible, c’est tout. Pense qu’on était 120 000 à Chambley le 1er mai 2004. Répartis sur cinq jours, mais 120 000 quand même ! C’était beaucoup trop gros, ça ne signifiait plus rien…
Et puis, on prenait l’habitude d’être assistés. On finissait par oublier que l’autonomie, ce n’est pas juste donner des gilets jaunes et des talkies-walkies aux gens pour qu’ils organisent la donation.
C’est ainsi qu’un divorce s’est fait jour dans le mouvement ?
Oui. En 2006, la division entre les légalistes, surtout soucieux de poser en toute tranquillité, et les tenants d’une ligne plus dure s’est faite jour. Pour moi, cette date marque la fin de l’unité de la tekno française.
Ce divorce est apparu clairement en 2007, avec la tenue d’un teknival illégal, celui des Insoumis, en même temps qu’un autre organisé en collaboration avec les autorités. La chose s’est répétée en 2008, deux teknivals, l’un légal l’autre non, se tenant aux mêmes dates. Ça a été essentiel : les gens se sont rendus compte qu’en restant en petit nombre, l’organisation pouvait couler toute seule, grâce aux discussions et à la concertation. Surtout, ils ont pris conscience d’un point essentiel : rien ne nous obligeait à accepter les conditions de l’État. D’où la tenue d’un teknival exclusivement illégal en 2009.
Pour toi, ce divorce est salutaire ?
Bien sûr, il fallait accepter la division, ne plus rechercher l’unité et le consens mou. Ça nous a relancé, finalement. Et ça a redonné confiance à beaucoup, en prouvant que tout était encore possible.
Ça signifie aussi un retour à la clandestinité ?
Oui, notre tactique est désormais de ne plus faire de bruit, de ne plus faire de politique publique : on se concentre sur l’interne, avec la volonté de ne plus toucher qu’un public restreint et avec lequel nous avons de réelles affinités.
Cela rejoint la question du "open to all" [5]. La plupart des acteurs du mouvement sont désormais contre cette idées, parce qu’ils estiment que ça mène à n’importe quoi, au gigantisme ingérable, à la participation d’un public peu concerné et se fichant de nos valeurs. Nous nous sommes rendus compte que plus tu t’élargis en permettant à M. tout le monde de venir faire la fête avec toi, plus tu donnes du poids à l’institutionnel et au non-revendicatif. De mon côté, je continue à y croire encore un peu, par idéal politique, mais sous une forme aménagée ; il a bien fallu que je me résolve à prendre acte du fait que l’horizontalité absolue était impossible.
En pratique, ont désormais accès aux infos [6] les gens qui se connaissent déjà et qui sont un minimum investis dans le mouvement.
Tu penses que ça correspond à une réelle évolution politique ?
Il faut d’abord rappeler que les free-parties sont aussi une façon de canaliser les énergies. Il s’agit d’une soupape permettant aux gens de se calmer, un exutoire. On peut d’ailleurs se demander si le mouvement tekno n’a pas, à un moment, davantage canalisé les énergies qu’il ne les a exacerbées. Les free-parties ont pu arranger ceux qui tirent les ficelles… C’est pour cela que nous n’avons pas le choix : les free doivent redevenir politiques.
Je constate aussi que beaucoup de sons cultivent désormais des principes d’autonomie. C’est une évolution positive, mais qui résulte plus d’un état de fait que d’une réelle volonté : à force de se retrouver isolés et confrontés à la police, les sons ont résolument appris à se débrouiller tous seuls.
C’est le cas du sound-system auquel j’appartiens, La Horde Pershitude. A force d’organiser des fêtes illégales, on a acquis une réelle expérience. Et on sait désormais très bien gérer les policiers qui débarquent pour essayer de stopper la fête, on sait très bien jouer du rapport de forces.
Après, ça dépend aussi d’aspects plus conjoncturels. Par exemple, notre sound-system est habituée à poser une grosse teuf pour le nouvel an, parce qu’on s’est rendu compte que les policiers avaient bien autre chose à faire que nous empêcher de faire la fête ce soir-là. C’est comme le hacking, il faut trouver les failles du système.
Mais le prix à payer est très lourd, non ? Trente saisies pour le 1er mai, ça fait mal…
Notre sound-system n’avait pas participé à ce teknival, puisque nous pensons de longue date que ce type d’événement est trop important pour avoir encore du sens. Mais ceux qui y étaient ont pris très cher, oui. Avec cette énorme action de répression, le message est clair : il s’agit de frapper un grand coup et de montrer qu’ils nous contrôlent, même si ce n’est pas le cas.
Tu crois que ça correspond quand même à une renaissance du mouvement ?
Il ne faut rien exagérer : ce n’est pas non plus un renouveau complet. Mais il s’est au moins produit une scission salutaire au niveau politique.
Au fond, je ne sais pas si c’est un dernier sursaut ou une renaissance. Mais en ce moment, et pour la première fois depuis longtemps, on est content de ce qu’on fait.
Notes
[1] Rhhôôôô… quelle surprise, n’est-ce pas ?
[2] Je n’y étais plus, mais les choses ont ensuite dérapé, quand une petite partie des manifestants se sont retrouvés pour une free-party organisée au Bois de Boulogne. Selon le communiqué rédigé par Ben Lagren :
À la fin de cette Free Parade les manifestant-es ont décidé de prolonger la « teuf » au bois de Boulogne, en célébrant dès minuit une Fête de « leur » Musique, conçue comme une légitime mise en accusation de la réduction croissante du droit d’expression des artistes et musiciens amateurs lors des festivités officielles du 21 juin.
Quelques centaines de personnes se trouvaient déjà sur le site lorsqu’une cinquantaine d’agents de la B.A.C et de policiers en tenues anti-émeute, bientôt rejoint par de nombreux renforts, ont violemment chargé la foule à coups de matraques. Les gens se sont alors regroupés pour éviter les coups et protéger le matériel sonore. En dépit de cette réaction manifestement pacifique, la police a poursuivi les charges au moyen de grenades lacrymogènes et de pistolets flash-balls, parfois de façon particulièrement dangereuse (tirs tendus ou même à bout portant, en direction du buste ou du visage, etc.). Des individus à terre ont été roués de coups de pieds et aspergés de gaz ; un handicapé, membre de Médecins Du Monde, fut même jeté hors de son fauteuil roulant avant d’être molesté au sol. Au passage, les forces de police ont volontairement détérioré des véhicules et du matériel appartenant aux fêtards.
Empêchant l’accès aux véhicules, la police a pendant plusieurs heures conduit une véritable « chasse aux Ravers », n’hésitant pas à lâcher des chiens à leur poursuite… Une attitude d’autant plus paradoxale que les Sound Systems avaient commencé à partir dès l’intervention policière.
[3] Si le cœur vous en dit, vous pouvez retrouver dans le deuxième numéro de Fakir - qui vient de sortir, hop, on se précipite chez son vendeur de presse - un reportage de deux pages consacré à la renaissance politique des free-parties et à l’évolution du mouvement. La signature de l’article a été oubliée, mais c’est bien votre serviteur qui s’en est chargé.[/citation]