conversation tout à fait intéressante, qui me rappelle mes lectures d'adolescent, dont castaneda a notamment inspiré mon intérêt pour l'art maya et la magie. Cependant, à la relecture d'extrait de son dernier livre " le voyage définitif ", je déplore ce côté littérature arlequin, qui tente de faire croire au lecteur des choses invérifiables avec l'appui d'effet de style et de référence au cosmos ou à différentes traditions sans jamais pour autant décrire quelquechose duquel on puisse se faire un avis ou le comprendre sans avoir recours à son imaginaire.
Extraits du livre : "Le voyage définitif "
"Rester assis en silence avec Don Juan était l'une des expériences les plus agréables que je connaisse. Nous étions confortablement installés dans des sièges rembourrés à l'arrière de sa maison, celle qui était située dans les montagnes du centre du Mexique. C'était la fin de l'après midi. Une légère brise nous rafraîchissait agréablement. Le soleil était dans notre dos et se lumière déclinante faisait apparaître d'exquises nuances de vert dans le feuillage des grands arbres poussant dans le jardin et les alentours. Ils cachaient la vue de la ville où résidait Don Juan, et j'avais toujours l'impression d'être dans une région sauvage, même si elle différait totalement du désert aride de Sonora.
« Nous allons aborder aujourd'hui un nouvel aspect très important de la sorcellerie » (le mot sorcellerie ne veut pas dire ici magie noire, mais initiation à la connaissance chamanique et naturelle) me dit brusquement Don Juan, « et je vais commencer par te parler du corps d'énergie ».
Il m'avait décrit le corps d'énergie d'innombrables fois comme un agrégat de champs d'énergie, image inversée de celui qui constitue notre corps lorsqu'on le voit sous sa forme énergétique. Il était selon lui plus petit, plus dense et d'apparence plus lourde que la sphère lumineuse du corps physique. Le corps physique et le corps d'énergie, m'avait-il expliqué, étaient deux agrégats de champs énergétiques assemblés et comprimés par une étrange force unifiante. Il avait énormément insisté sur le fait qu'il s'agissait, d'après les anciens sorciers mexicains, de la force la plus mystérieuse de l'univers. Lui-même estimait qu'elle était, en quelque sorte la substance du cosmos, le fondement de toute existence.
Il m'avait affirmé que le corps physique et le corps d'énergie étaient les seules configurations énergétiques se faisant contrepoids dans notre monde humain et n'acceptait aucun autre dualisme que celui-là. La dualité entre le corps et l'intellect, entre la chair et l'esprit, était pour lui de simples élucubrations mentales dépourvues de tout fondement énergétique.
En m'astreignant à une forte discipline, il était possible, m'avait-il assuré, de rapprocher le corps d'énergie du corps physique. En temps normal, la distance entre les deux était considérable. Mais lorsqu'elle était réduite jusqu'à un certain seuil, qui variait selon les individus, n'importe qui pouvait, grâce à cette même discipline, faire de son corps d'énergie la réplique exacte de son corps physique- c'est-à-dire un être solide à trois dimensions. C'est de là que venait l'idée des sorciers de l'autre et du double. Et à l'inverse, toujours grâce à la même discipline, on pouvait faire de son corps physique la réplique parfaite de son corps d'énergie - c'est-à-dire une charge d'énergie immatérielle invisible à l'oeil humain, comme toute forme d'énergie.
Lorsque Don Juan m'avait donné toutes ces explications, ma première réaction avait été de lui demander s'il décrivait quelque chose de mythique. Il m'avait répondu qu'il n'y avait rien de mythique en sorcellerie. Les sorciers étaient des gens pragmatiques ne parlant que de choses réelles et concrètes. S'il était difficile de comprendre ce qu'ils faisaient, c'est parce qu'ils se fondaient sur un système cognitif différent.
Assis à l'arrière de sa maison, Don Juan me dit ce jour là que mon corps d'énergie jouait un rôle capital dans tout ce qui allait se passer dans ma vie. Il voyait un fait énergétique : au lieu de rester à distance, comme à l'accoutumée, mon corps d'énergie s'approchait de moi à toute allure.
« Qu'est ce que cela signifie Don Juan ?
- Cela signifie que quelque chose va sérieusement te secouer et te faire un sacré choc, me dit-il en souriant. Un très haut niveau de contrôle va faire irruption dans ta vie, un contrôle qui n'est pas le tien, mais celui du corps d'énergie.
- - Voulez vous dire qu'une force extérieure va me dominer ?
- Ici même à cet instant précis, toutes sortes de forces extérieures te dominent, répliqua Don Juan. La nature du contrôle auquel je fais allusion échappe au langage. Il t'appartient, mais en même temps il ne vient pas de toi. Et s'il est impossible de le faire rentrer dans nos propres catégories, on peut en revanche parfaitement l'expérimenter et surtout le manipuler. Rappelle toi bien cela : il peut être manipulé, à ton profit bien sûr, profit qui lui aussi n'est pas le tien, mais celui du corps d'énergie. Et comme le corps d'énergie, c'est toi, on pourrait tourner en rond indéfiniment à essayer de décrire toutes ces choses, comme un chien qui se mord la queue. Le langage est inadéquat. Ces expériences ne peuvent trouver place dans sa syntaxe. »
L'obscurité s'était installée très rapidement, et le feuillage des arbres qui, un instant plus tôt, était d'un vert éclatant, paraissait à présent beaucoup plus sombre et dense. Don Juan me dit que si je regardais avec une grande attention la couleur foncée du feuillage, sans focaliser mes yeux et avec une sorte de regard en coin, je verrais une ombre fugitive traverser mon champ de vision.
« C'est le meilleur moment de la journée pour faire ce que je te demande. Il va te falloir un moment pour trouver en toi le degré d'attention nécessaire. Ne t'arrête pas avant d'avoir entrevu cette ombre noire »
Je vis effectivement se profiler une étrange ombre noire sur le feuillage des arbres, une ombre qui partait et revenait, puis diverses ombres évanescentes se déplaçant de droite à gauche, de gauche à droite, ou s'élevant très haut en l'air. On aurait dit de gros poissons noirs, de gigantesques espadons volants. J'étais complètement absorbé par cette vision qui finit par m'effrayer. Il faisait désormais trop sombre pour voir le feuillage, mais je distinguais toujours ces ombres noires fugitives.
« Qu'est ce que c'est Don Juan ? Je vois des ombres noires s'agiter partout.
- C'est l'univers à l'état naturel, me répondit-il, l'univers incommensurable, non linéaire, délivré du joug de notre syntaxe. Les sorciers mexicains d'autrefois furent les premiers à voir ces ombres et ils les suivirent partout. Ils les voyaient comme tu les vois, et ils les voyaient également sous forme d'énergie circulant dans l'univers. Et ils ont alors fait une incroyable découverte. »
Il se tut et me regarda. Ses pauses étaient toujours très étudiées et il savait me tenir en haleine.
« Qu'ont-ils découvert, Don Juan ?
- Ils ont découvert que nous ne sommes pas seuls, me dit-il aussi clairement qu'il le put. Venu des profondeurs du cosmos, un prédateur est là, qui toute notre vie nous maintient sous son emprise. Les êtres humains sont prisonniers et ce prédateur est notre seigneur et maître. Il a su nous rendre faibles et dociles. Il étouffe toute velléité de protestation et d'indépendance et nous empêche d'agir librement. »
L'obscurité alentours semblait réduire ma faculté d'expression. S'il avait fait jour, j'aurais éclaté de rire, mais en pleine nuit, je me sentais comme muselé, paralysé.
« Il fait nuit noire, me dit Don Juan, mais si tu regardes du coin de l'oeil, tu vas continuer à voir ces ombres fugitives aller et venir autour de nous. »
Il avait raison, je pouvais toujours les voir et leurs mouvements me donnaient le tournis. Don Juan alluma la lumière, ce qui eut pour effet de tout dissiper.
« Te voilà arrivé, grâce à tes seuls efforts, à ce qui était pour les anciens chamans le « coeur du sujet ». Je tourne autour du pot depuis longtemps en te laissant entendre que quelque chose nous retient prisonniers. Nous sommes effectivement tous prisonniers ! C'était un fait énergétique pour les sorciers d'autrefois.
- Pourquoi ce prédateur exerce t-il ce pouvoir sur nous comme vous le dites, Don Juan ? il doit y avoir une explication logique !
- Il y a une explication, me répondit Don Juan, qui est extrêmement simple. Ils nous tiennent sous leur emprise parce que nous sommes leur source de subsistance. Ils ont besoin de nous pour se nourrir, et c'est pour cela qu'ils nous pressurent implacablement. Exactement comme nous qui élevons des poulets pour les manger, ils nous élèvent dans des « poulaillers » humains pour ne jamais manquer de nourriture. »
Je me sentis secouer négativement la tête. Je ne pouvais exprimer mon violent sentiment de malaise et de révolte et mon corps s'agitait pour le faire remonter à la surface. Je tremblais de la tête aux pieds sans pouvoir me contrôler.
« Non, non, non, m'entendis-je dire. C'est absurde, Don Juan ! Ce que vous dites est horrible. Cela ne peut tout simplement pas être vrai, ni pour les sorciers, ni pour les gens normaux, ni pour personne.
- Et pourquoi ? me répondit calmement Don Juan. Pourquoi donc ? Parce que cela te met en fureur ?
- Oui, cela me met en fureur, répliquai-je. Ce sont des idées monstrueuses !
- Eh bien, je ne t'ai pas encore tout dit. Ecoute moi jusqu'au bout et on verra comment tu te sens. Attention, je vais t'infliger un choc ! Ton esprit va subir de terribles attaques, et tu ne pourras pas fuir, parce que tu es pris au piège ; non parce que je te retiens prisonnier, mais parce que quelque chose en toi t'empêchera de partir, même si cela te rend fou de rage. Alors, rassemble tes forces ».
Il y avait en moi, je le sentais bien, une sorte de masochisme. Don Juan avait raison. Je ne serais pas parti de chez lui pour un empire, et pourtant, j'abominais toutes les idioties qu'il était en train de me débiter.
« Je vais faire appel à ton esprit analytique, me dit Don Juan. Réfléchis un moment, et dis moi comment tu peux expliquer la contradiction entre, d'une part, l'intelligence de l'homme sur le plan scientifique et technique, et d'autre part la stupidité de ses systèmes de croyance ou l'incohérence de son comportement. Ce sont les prédateurs, disent les sorciers, qui nous ont imposé nos systèmes de croyance, nos idées sur le bien et le mal, nos moeurs sociales. Ce sont eux qui suscitent nos espoirs et nos attentes, nos rêves de succès ou notre esprit de convoitise, avidité et lâcheté et qui le rendent prétentieux, routinier et égocentrique.
Je ne néglige pas le fait qu'il puisse y avoir une part de vérité dans ses récits. Cependant, mon esprit cartésien en appelle a d'avantage de pragmatisme.